HISTOIRE - Michel GAUTIER

 La catastrophe du Boivre du 17 mars 1945

Par Michel Gautier

Fresque louis barteau catastrophe du boivre

Tableau allégorique de la catastrophe du Boivre réalisé par Louis Barteau

 (exposé dans l’église de Saint-Père-en-Retz)

La catastrophe du Boivre fut une catastrophe de guerre résultant de l’explosion de mines entraînant la mort de quinze paysans riverains du marais du Boivre, transformé en lac par les Allemands. On était le 17 mars 1945, à quelques semaines de la libération de la Poche de Saint-Nazaire, sur les dunes de l’Ermitage, commune de Saint-Brévin-les-Pins. Les victimes de cette catastrophe furent considérées comme des victimes de guerre, déclarées mortes «au champ d’honneur du travail». Ce drame ne fut pas seulement le résultat d'un enchaînement de circonstances malheureuses mais surtout le produit d'une situation militaire et économique très perturbée, à l'approche des échéances de fin de guerre dans la poche sud de Saint-Nazaire. Si on peut la résumer à une explosion accidentelle de mines faisant quinze morts et cinq blessés, son impact dépassa largement ce simple constat de police ou de médecine légale. L’accident s’inscrivait en effet dans un cadre général d’épuisement moral et psychologique des populations et d’asphyxie d’exploitations agricoles en partie inondées. Mais surtout, on était à la veille d’une libération que l’on touchait du doigt, ce qui ajouta à l’absurdité de la mort de ces paysans.

On dénombra dix victimes à Saint-Père-en-Retz: Pierre Artus, du Landas, 45 ans; Louis Badeau, de la Donoire, 21 ans; Francis Berthebaud, du Bois-Régner, 21 ans, domestique chez Rogatien Morantin à la Donoire; Georges Crépin, de la Riverais, 16 ans; Joseph Gautier, du Petit Mottay, père de 2 enfants, 31 ans; Constant Glaud, de la Cagassais, 20 ans; Léon Guilbaud, du Port, 23 ans; Joseph Louérat, 17 ans, domestique agricole chez son oncle Eugène Vallée au Mottay; Eugène Moriceau, de la Noë du Nord, 31 ans, père de 4 enfants; Eugène Morisseau, de la Raterie, 20 ans. Quatre victimes à Saint-Brévin-les-Pins: Joseph Berthebaud, de l’Arche du Boivre, 23 ans; Adolphe Foucher, de la Quatretais, 71 ans; Jean-Marie Gineau, de l’Ermitage, 54 ans; Pierre Martin, de la Corbinais, 13 ans et demi. Une victime à Saint-Michel-Chef-Chef: François Leduc, du Prouhaud, 30 ans. On comptait aussi trois blessés graves: Léon Porcher, du Pas du Gû, 18 ans; André Moriceau, de la Quatretais, 16 ans; Gustave Ferré, 16 ans, domestique agricole chez Auguste Guillou au Port; et trois blessés légers : Rémy Pavageau, Jean-Marie Clavier, Joseph Porcher.

Victimes boivre site cdm

Blesses boivre site cdm

Les mines qui explosèrent le 17 mars 1945 n’avaient pas été posées pendant la poche mais lors de la mise en place du Mur de l’Atlantique qui ne comportait pas que des blockhaus mais aussi de nombreuses défenses de plages en fonction du relief. Ici, il s’agissait de prévenir un débarquement sur des plages surmontées d’un cordon de dunes truffées de mines antichar et de mines antipersonnelles. Toute la zone littorale était déclarée « zone interdite » et semée de pancartes « Achtung ! Minen ». Si cette zone avait été libérée à l’été 1944, en même temps que Nantes et toute la région, il n’y aurait sans doute jamais eu de « catastrophe du Boivre » car le creusement de cette tranchée fatale aurait sans doute été effectué par des prisonniers allemands et en tout cas encadré par des démineurs compétents. Lorsque qu’elle survint,  une guerre à petit feu avait déjà fait près de 400 victimes FFI aux marges de la poche et des dizaines de victimes civiles dans les no man’s land, mais à ces pertes dues aux combats, qui sont le lot commun des guerres, allaient brutalement s’ajouter ces victimes civiles imprévues. Outre bien sûr les hécatombes de masse au  cours du naufrage du Lancastria, de l’opération Chariot ou des bombardements de Nantes et Saint-Nazaire, il n’y eut pas de toute la guerre dans le département, de combat plus meurtrier que cette catastrophe.

Carte poche de saint nazaire isac

  Carte de la poche de St Nazaire réalisée par Michel GAUTIER

 Deux autres cartes de Michel GAUTIER, d'après ses recherches.

Carte du Boivre-5.jpg Carte du Boivre-5.jpg (Cliquez pour voir la carte)

La forteresse aquatique du sud-estuaire.jpg La forteresse aquatique du sud-estuaire.jpg (Cliquez pour voir la carte)

 Le Boivre est à la fois une rivière et un marais. Une petite rivière d’abord, de 18 km de long, entre la Camillère à Saint-Père-en-Retz où elle prend sa source et Saint-Brévin où elle se jette dans la mer. Petite rivière très paresseuse et de faible pente, avec de nombreux méandres, recevant les eaux d’un bassin versant de 6000 ha et se transformant en marais chaque hiver. On dit alors que le marais blanchit, recouvrant un bassin d’environ 7 km de long sur 1,5 km de large. À l’époque qui nous occupe, c’est-à-dire celle de la poche de Saint-Nazaire, de part et d’autre de la rivière, sur une superficie d’environ 450 ha, on comptait environ 80 fermes sur la commune de Saint-Père-en-Retz et 25 sur celle de Saint-Brévin, réparties dans une trentaine de villages. Comme pour tout marais, il s’agissait d’une économie assez pauvre : à la belle saison, on y faisait pâturer les vaches ou les moutons ; on y faisait aussi des foins ; à l’hiver, le marais redevenait un territoire de chasse et de pêche. Le bassin d’écoulement du Boivre était géré par le Syndicat du Marais dont l’assemblée générale des riverains élisait six syndics à Saint-Père-en-Retz et deux à Saint-Brévin, chargés de la bonne gestion de 360 hectares de marais sur la commune de Saint-Père-en-Retz et de 90 sur celle de Saint-Brévin.

 Ce petit ruisseau ne présentait pas d’importance stratégique particulière pour les Allemands mais il appartenait à un réseau hydrographique plus vaste, celui de tout le sud de l’estuaire de la Loire, et il faut remonter à un événement historique antérieur pour comprendre les enjeux de cette inondation. Remontons trois ans plus tôt, au printemps 1942, pour évoquer l’opération Chariot. Comme le naufrage du Lancastria, cet exploit des commandos anglais a marqué la région. Sa portée militaire immédiate est limitée mais sa portée symbolique très grande. Cette opération fut qualifiée par Churchill d’ « un des plus hauts faits d’arme de la seconde guerre  mondiale ». Dans la nuit du 27 au 28 mars 1942, alors que Doenitz lui-même venait d’inspecter les installations et les défenses de Saint-Nazaire, un commando anglais de plus de 600 hommes, à bord d’une petite formation composée du destroyer Campbeltown, de deux destroyers d’accompagnement et de seize vedettes, parvenait à s’infiltrer dans l’estuaire de la Loire et dans le port.

 Le Campbeltown transformé en bateau bélier, lesté d’une cale piégée avec 4 tonnes d’explosifs, arborant la silhouette et les pavillons d’un bateau de la Kriegsmarine se jetait sur la porte sud de la forme Joubert. Au matin suivant, le bateau explosait sous les pieds de ses visiteurs allemands. De violents combats se déroulaient alors dans le port et dans la ville. La plupart des commandos anglais furent tués, blessés ou capturés. Dix-neuf Nazairiens périrent au cours des combats et les pertes allemandes s’élevèrent à environ 350 morts. Hitler, furieux, chercha des coupables. La confiance allemande dans ses capacités de contrôle du littoral était ébranlée. Le Tirpitz ne pourrait plus venir se faire radouber ici. Il dépêcha Von Rundstedt qui ne constata aucune erreur de surveillance ni de faute de commandement ; c’était le dispositif proprement militaire et défensif qui avait montré ses failles. Les Allemands commencèrent déjà à évoquer l’éventualité d’un débarquement allié sur les côtes atlantiques ! Hitler décida alors de précipiter l’application de la directive sur le « Mur de l’Atlantique »de faire des côtes françaises « une forteresse imprenable de face ou par encerclement ». Or, ce « mur » n’était pas constitué que de défenses en béton et de blockhaus ; il comportait aussi des défenses inertes comme les surfaces inondées ou les marais.

Une des conséquences immédiates de cette attaque, outre l’installation de radars et de canons plus puissants, fut donc de transformer toute la partie sud de l’estuaire de la Loire en « forteresse aquatique ». On ferma les accès à la mer de tous les ruisseaux, étiers, et canaux… Ce qui provoqua la montée des eaux dans les marais de Vue, la Prée de Tenue, les marais du Migron, de Corsept, du Greix, de Haute-Perche et de Retord et bien sûr dans le marais du Boivre. Il s’agissait d’empêcher un débarquement aéroporté éventuel sous forme de parachutages ou de planeurs. Toute surface de quelque étendue et non inondable, fut plantée d’ « asperges de Rommel » ! À partir de la fermeture du « touque » du Boivre au printemps 1942, le petit fleuve côtier déborda rapidement ses rives pour recouvrir l’ensemble du marais, été comme hiver. L’hiver 44-45 fut particulièrement pluvieux. Ça débordait à l’Arche du Boivre, à la Riverais, au Pont Clairet, à la Pilorgère. Il y avait cinq mètres d’eau au milieu du lac et 1,50 m sur ce que l’on appelle aujourd’hui « La route bleue ». Des vignes et des jeunes blés étaient les pieds dans l’eau. Cet espace de liberté qu’est habituellement un marais, s’était transformé en piège pour tous ses habitants. Ce furent les paysans riverains du marais qui demandèrent alors ce chantier qui visait à faire baisser le niveau du lac et à recouvrer une partie des 600 hectares inondés [1]. Tout le monde avait compris, et les Allemands eux-mêmes, que les échéances étaient proches. Pour les paysans, il s’agissait de libérer des terres de pâtures et de foins et de rendre routes et chemins praticables ; pour les Allemands, de faciliter leurs déplacements en cas d’attaque de vive force pour la libération de la poche. 

[1] Je suis né dans la ferme la plus inondée de ce marais puisque l’eau y atteignait les fenêtres. Après son retour de captivité et au lendemain de son mariage en 1946, mon père y avait remplacé son frère Joseph, « tué au Boivre ». Il y avait eu 4 morts dans le village. Mes petits voisins les plus proches étaient des « orphelins du Boivre », quatre gosses poussant le troupeau et secondant la mère dès qu’ils étaient en âge d’abandonner leurs culottes courtes. Les traces de la guerre étaient encore partout : blockhaus dont on récupérait les ventilateurs pour actionner les forges, barreaux cloués sur les arbres-miradors, caisses de grenades ou de plastic cachées dans l’ombre des caves, carter de protection des grands projecteurs de Flak de la Clercière récupéré pour couvrir le puits ou confectionner des mangeoires à cochons… Mais ce qui encombrait aussi l’espace et les mémoires de nombreuses familles de riverains du marais, c’était le souvenir de cette journée tragique dont on ne parlait pas et plus généralement de cette longue parenthèse de la « poche » que l’on s’était hâté d’oublier pour se lancer dans la reconstruction et rattraper le temps perdu.

  Les syndics agricoles et les maires des communes concernées intervinrent donc auprès du colonel Kaessberg, à la Kommandantur de Saint-Brévin. Et celui-ci allait autoriser un premier chantier dès le 2 février 1945, où un premier groupe de volontaires français travailla sous encadrement allemand à libérer les eaux sur l’emplacement de l’ancien exutoire du Boivre, l’ancien « touque », à l’Ermitage. Mais on allait buter sur un enrochement qu’il aurait fallu faire sauter à la dynamite et les Allemands préféraient la réserver à d’autres usages. Le chantier fut donc interrompu.

 Il allait reprendre quelques semaines plus tard, à quelques centaines de mètres plus à l’ouest, en direction de la Pierre Attelée, vers Saint-Michel, sur l’emplacement d’une zone de dunes acquise avant guerre par le syndicat du marais pour couper les derniers méandres et faciliter l’écoulement du Boivre à la mer. Il s’agissait de creuser une tranchée à travers les dunes destinée à faire baisser le niveau du lac d’un mètre. C’est ainsi que le 14 mars 1945, la Kommandanturde Saint-Brévin rédigeait une réquisition à destination du maire de Saint-Père-en-Retz : « Monsieur, vous êtes priés de convoquer les riverains du Boivre pour le jeudi 15 courant, à destination de creuser une tranchée permettant l'écoulement des eaux. L'exécution des travaux sera surveillée par un membre de l'armée allemande et les frais incomberont à la commune ». Le lendemain, ce fut le maire de Saint-Brévin qui recevait copie de cette réquisition qu’il complétait par les mentions suivantes : « Les travaux ont commencé ce matin 15 mars. Il serait désirable que les dirigeants du Syndicat des marais viennent prendre la direction des travaux eux-mêmes. On m'a promis à la Kommandantur, cet après-midi, que les mines seraient enlevées demain ou après-demain au plus tard ».

Kommandantur st brevin

Réquisition de la Kommandantur de Saint-Brevin-les-Pins

envoyée aux maires de Saint-Père-en-Retz et de Saint-Brevin-les-Pins le 14 mars 1945

 Le chantier commença donc le 15 mars 1945. On dégageait à la pelle puis on rangeait les mines sur le remblai. Une équipe côté terre, une autre côté mer. Pas vraiment dangereux puisque ça ne sautait que sous les roues d’un camion, les chenilles d’un char… Ou peut-être une vache ! Mais un homme, rien à craindre ! – 600 kg de pression. On finit par dégager un couloir d’une vingtaine de mètres de large sur soixante de long. Pendant le déminage, les deux équipes continuaient leur sape. Par endroits, on ne voyait déjà plus les hommes. Deux cents quarante-quatre mines furent relevées… Plus qu’à attendre les charrettes qui viendraient les enlever le lendemain, puis lundi on pourrait embaucher les chômeurs du bourg pour terminer la tranchée. Le lendemain matin, chacun arriva à son heure, selon la distance, la motivation ou les hasards de la vie. Le maraîcher Jean-Marie Gineau, premier sur le chantier, était déjà penché sur une mine qui semblait avoir poussé dans la nuit. « Tiens, encore une ! J’aurais pourtant juré qu’il n’y en avait plus hier soir !...  Elle est bizarre, celle-là. On dirait qu’elle a poussé dans la nuit »!

 Le premier réflexe aurait pu être de la balancer sur le tas,  mais la présence de cet engin solitaire était bien intrigante. Hier soir, c’était propre, on avait tout ratissé, les artificiers allemands avaient tout désamorcé… Et voilà qu’on butait sur une autre, surgie de nulle part, comme neuve ! On se mit à genoux. Curieusement, la sonde de pression du détonateur semblait dévissée et on voyait apparaître des filets neufs. Chacun y allait de son commentaire, mais on n’osait pas y toucher. Pas un Feldgendarm ni un artificier pour prendre une décision ou donner un conseil de prudence. Déjà, on venait de cueillir la mine au creux d’une pelle et de répéter un geste déjà fait la veille sans dommage, pour la balancer sur les autres… Elle explosa et entraîna l’explosion en chaîne de toutes les autres.

 La confusion régna pendant des heures. Pas d’appel ni de rôle d’inscription comme pour les chantiers de réquisition allemands. Ni gardes ni contremaîtres officiels. Des hommes étaient là hier qui n’y étaient plus aujourd’hui. Certains étaient en chemin ou avaient fait demi-tour, d’autres s’attardaient au café Clémot devant une chopine en attendant les copains. Des tours avaient été échangés. On en attendait une soixantaine mais c’est au fil des heures que l’on se convainquit que seuls une vingtaine étaient arrivés. La dune était tellement bouleversée qu’on se demandait s’il n’y avait pas encore des victimes enfouies, mais on n’osait pas trop fouiller ! Les corps furent transportés à même les charrettes de Joseph Porcher de la Maillardière et du père Moureau, charron à Saint-Michel. Georges Nettay, le menuisier les aida à descendre les corps pour  les disposer dans la mairie où Fernande Nettay assistée d’une religieuse entreprit la toilette mortuaire. Rude tâche étant donné l’état de certains corps et la suie noire et collante de la poudre les recouvrant. Puis arrivèrent les familles les unes après les autres, effaçant définitivement les doutes sur les identités. Le chagrin submergeait les proches mais aussi l’incompréhension, et parfois la colère qui tourna même à l’altercation avec les Feldgendarmen. On faisait comprendre aux soldats qu’on les tenait pour responsables. Pour les Allemands, qui eux-mêmes avaient perdu des leurs, tout était de la faute de ces paysans impatients et manquant de prudence !

 Les consignes sanitaires en vigueur lors de la catastrophe du Boivre étaient  celles édictées par le maire pour faire face à un bombardement. Par exemple, par Joseph Dupin à Saint-Michel-Chef-Chef : « En cas de chute de bombes, les hommes valides du bourg et des villages voisins doivent venir se mettre à la disposition du directeur de la défense passive aussitôt le bombardement terminé pour aider les premiers sauveteurs à dégager les ensevelis et à transporter les blessés. Rassemblement dans la cour de la biscuiterie Saint-Michel. Que chacun apporte une pelle, une pioche, un seau et si c'est de nuit, une lampe-lanterne… » On pouvait mettre à la disposition des équipes de défense passive de Saint-Michel - comportant environ quatre-vingts hommes - vingt brancards en toile et douze rigides, dont quelques-uns seront utilisés au Boivre ; sept ampoules d’exoseptoplix, dont une consommée au Boivre ; cent cinquante pansements stérilisés, dont vingt consommés au Boivre ; cinquante compresses de gaze, dont vingt consommées au Boivre ; quatre bandes de toile, dont deux consommées au Boivre ; cinq rouleaux de sparadrap, dont un consommé au Boivre ; quarante aiguilles hypodermiques, dont quatre consommées au Boivre ; quarante-huit garrots, dont quinze consommés au Boivre…  Moyens dérisoires pour faire face à des combats prolongés au milieu des civils ou à un bombardement massif, mais non négligeables pour faire face à une catastrophe de guerre comme celle que l’on vient de vivre. Mais la quantité d’explosif et de ferraille était telle que l’effet de souffle ajouté aux ravages des éclats,  avait tué la plupart des hommes dès les premières minutes. Pour ceux-là, plus rien à attendre que de retrouver les corps, les reconnaître et les transporter sans exposer les secouristes à d’autres risques. Quant aux secours proprement dit, ils ne pouvaient plus concerner que les victimes les plus éloignées du foyer de l’explosion, celles qui se trouvaient sur la dune et avaient été projetées sur la plage.

 Bien sûr, on reconnaissait sa propre imprudence… « On n’aurait pas dû toucher à cette mine-là ! »… Mais dira un autre : « Si elle a sauté c’est qu’elle était piégée ! » Et par qui sinon par les Boches !… Que certains soldats fanatisés aient tenté un dernier coup en déposant intentionnellement cette mine pendant la nuit n’est pas à exclure. Il semble en tout cas invraisemblable que cette explosion soit le résultat d’une décision d’état-major alors que la nature et le calendrier des travaux avaient été négociés, que les autorisations avaient été données et que les artificiers allemands avaient eux-mêmes dirigé le chantier de déminage et désamorcé chaque engin. Un fait demeure : on ne s’était pas assez méfié de cet engin de mort un peu trop bien apprivoisé la veille. Mais comment demander à des civils si peu ou si mal encadrés de respecter des consignes de sécurité relevant de l’art militaire ? Trois ans plus tard, on venait d’enregistrer la dernière réplique de l’opération Chariot.

 Sur les quinze victimes, dix n’avaient pas 25 ans. Le plus âgé avait 71 ans, le plus jeune 13 ans et demi. Quatre étaient père de famille. Tous étaient cultivateurs. Le lundi 19 mars au matin, on aligna dix cercueils devant la mairie de Saint-Père-en-Retz et on tendit l’oreille pour entendre les paroles consolantes de Joseph Rouxel, l’adjoint au maire : « … Notre pensée conçoit difficilement que ces dix cercueils renferment les restes mortels de ces hommes, de ces jeunes gens, qui il y a trois jours étaient des êtres pleins de vie et d’entrain. Ils sont morts dans des circonstances si tragiques qu'elles les placent au rang des soldats tombés à leur poste de combat. Aussi, lorsque la guerre sera terminée et que nous reviendrons ici, dans nos pèlerinages coutumiers où s'exalte le culte du souvenir, nous ferons pieusement revivre leur mémoire… »

 On s’engagea dans la rue du Temple pour gagner l’église. Louis Hauraix vint au devant de ses ouailles et bénit les dépouilles. Derrière Vital Bouyer portant la croix, les porteurs, six par six, remontèrent les cercueils vers le chœur. L’église ne contenait pas la foule. Des odeurs de  marais se mêlaient à celle des cierges et de l'encens. Les orgues de Pierre Bouin emplissaient l'espace sous les voûtes. Notes graves et apaisantes couvrant les rares sanglots – quelqu’un aurait reconnu celles de la Marseillaise cachées dans un bourdon. Les larmes coulaient, les yeux étaient rouges, mais aucune démonstration spectaculaire. Le curé Hauraix  appela chaque nom. Devant lui, en petit groupe compact, la première division de la classe de certificat… Et parmi eux, le jeune Bellec dont la mère veuve travaillait à la cantine ; la voix la plus claire et la mieux posée du groupe, répondant dix fois : « Mort au champ d’honneur du travail ». Puis quand le curé eut appelé tous les noms, ils reprirent d’un seul chœur : « Tous morts au champ d’honneur du travail », ce qui symboliquement revêtait une grande importance et valait déjà réparation, car ces hommes étaient morts au cours d’une mission collective où, en quelque sorte, ils s’étaient portés volontaires pour le bien commun et le salut économique de leur « petite patrie ».

 On prit alors le chemin du cimetière, soixante porteurs à pas lents, sur la route où débouleraient dans deux mois Américains et FFI. Devant le cimetière, un peloton allemand tira une salve d’honneur. Même les durs avaient la larme à l’œil. Benedetti, le sous-préfet de Saint-Nazaire promenait sa grande cape entre les tombes et saluait les familles. Il avait ôté sa casquette pour s’incliner devant chacun, tout le haut du corps : « Condoléances » !… « Condoléances » !… « Condoléances » !… Les réjouissances collectives de la Libération, quelques semaines plus tard, furent parfois vécues comme un affront par les familles de victimes.

 Le projet d’un nouveau canal avait été mûri dès avant la guerre, en 1937. Le syndicat du marais s’était alors porté acquéreur d’une bande de terre de quinze mètres de large entre l’ancienne voie de chemin de fer et la mer. Après les premières pelletées enlevées par les paysans jusqu’au matin fatal, le creusement du canal allait donc se poursuivre, pour l’essentiel à main d’hommes. Le chantier du Boivre fut en effet repris par les prisonniers allemands dès le lendemain de la Libération, c’est-à-dire le 12 mai 1945. On parvint à vider les six cents hectares inondés mais on ne pouvait se contenter de cette tranchée rudimentaire qui allait vite se combler. Le projet de 1937 fut alors repris et défendu avec énergie par un nouveau directoire des Syndicats des marais de la Giguenais sous la houlette de Georges Leduc, le nouveau président. Préfecture, Ponts et Chaussées, Génie rural, services de la Reconstruction, conseillers généraux et municipalités furent mis au pied du mur… On porterait la tranchée allemande à trois mètres de large, débouchant dans un aqueduc circulaire de deux mètres de diamètre - avec une pente d’un millimètre par mètre - et se terminant par un vannage au-dessus de la plage de l’Ermitage.

 Le devis prévoyait l’achat d’un terrain, un terrassement de vingt mille mètres cubes, le déblai de quatre cents mètres cubes de rochers, cent cinquante mètres cubes de béton, un système de vannes et de portes… Au total, un budget de trois millions de francs. Sur les huit entreprises ayant soumissionné, c’est l’entreprise Dodin qui obtint l’adjudication le 12 août 1946 et mit en service une pelle à câble pour accélérer cet ouvrage pharaonique. Mais une autre marée menaça vite le chantier, celle de l’inflation qui accompagnait la reconstruction du pays. Le prix des matériaux grimpant en flèche, les salaires augmentant, le devis gonfla de près d’un million. Dodin ne touchant pas les premiers acomptes, suspendit le chantier. De surcroît, l’état réduisant sa participation de 10 %, le département fut contraint d’augmenter la sienne [2]. Dodin remit alors ses ouvriers et ses pelleteuses en action pour achever le chantier au printemps 1948.

   [2] La facture se répartissait donc comme suit : Etat : 30%, soit 1,17 million ; département : 33%, soit 1,3 million et 10% au titre de la protection des routes contre les inondations, soit 390 000 francs ; syndicat : 27 %, soit 1,04 million.

  Dans la dernière ligne droite, le Boivre, transformé en canal dont le lit fouille à cinq mètres sous la dune, va s’engouffrer dans une buse de deux mètres de diamètre sur deux cent quarante mètres de long (de l’avenue Marcel à la mer on a creusé une tranchée de 387 mètres dont 141 mètres restent à ciel ouvert)… En attendant une nouvelle écluse terminale et les sempiternels problèmes d’écoulement. Pour faire bonne mesure, la même entreprise procéda alors au curage de l’étier et des douves principales du marais, financé au titre des dommages de guerre par les services de la Reconstruction. L’installation de quatre ou cinq écluses fut même envisagée en divers points du cours du Boivre pour maintenir un niveau constant dans les douves et régulariser l’assèchement et l’irrigation, mais ce projet ne vit pas le jour.

Aujourd’hui encore, le Boivre continue de faire parler de lui. En effet, pris d’un remords, le ruisseau paresseux refuse de franchir le dernier ressaut de sable et creuse ses méandres au bas des dunes pour retrouver son ancien lit, en face du vieux touque ensablé dont la crémaillère rouillée a définitivement disparu sous la dune. Ont mijoté longtemps des projets grandioses… Rectification du cours pour retrouver l’ancien lit… Dérivation vers la Loire ou l’étang des Gâtineaux… Pompe de relevage géante… Et il semblerait finalement que de simples filets de pêche parviennent à fixer ses rives. Reste à rappeler pour conclure rappeler un détail piquant : le soir même où fut achevé le coffrage du nouveau touque se leva une violente tempête, une sorte de raz de marée qui le souleva et le fit basculer vers l’arrière. Il aurait fallu tout reprendre, démonter, recreuser. De guerre lasse, on coula le béton quand même, en perdant trente centimètres de dénivelé… qui font toujours défaut et participent des difficultés d’écoulement et empoisonnent les mairies, le syndicat du marais et les riverains [3]. 

[3]La cote de fond d’étier est à + 2,75 m à son origine pour descendre à + 0,20 au bout d’un kilomètre, à - 0,03 à 100 mètres de la route bleue après un parcours de 8,750 km… avant de remonter à + 0,18 m à son débouché en mer. La pente terminale dans la tranchée et le touque aboutissant à la mer n’est plus que … d’1/3 de mm par mètre !

 Le traumatisme psychologique de cette catastrophe dure encore, ravivé chaque année devant la stèle inaugurée le 20 mars 1955. Dix ans après le drame, Joseph Rouxel, devenu le maire de Saint-Père-Retz, avait eu ce jour-là de fortes paroles : « … Désormais, ce menhir profilera sa robuste silhouette sur l'horizon marin… À tous et à toutes, habitant à demeure ou touristes estivants, il rappellera ou enseignera, que sous l'occupation allemande, quinze hommes et jeunes gens de chez nous, tels des soldats sans uniformes, ont trouvé en ce lieu, une mort héroïque, alors qu'ils peinaient au coude à coude, pour libérer des eaux et faire renaître à la vie, un morceau de notre terre de France ! » Les grandes décades anniversaires, de 1955 à 1995, permirent de maintenir la flamme du souvenir, mais à partir des années 2000, elle devenait de plus en plus pâle. Pour le 60ème anniversaire de la Libération, on célébra la fin de la poche en fleurissant les monuments aux morts pour honorer la mémoire des victimes de la Résistance et des combats de la Libération, mais il n’y eut aucune commémoration officielle ni de fleurissement du monument du Boivre.

Avec la sortie de mon ouvrage La catastrophe du Boivre [4],en 2005, fut constitué un comité pour la mémoire de la Catastrophe du Boivre, dont la première initiative fut la mise en place de panneaux historiques auprès de la stèle. Ces panneaux inaugurés le 18 mars 2006 furent les premiers à s’inscrire dans un projet plus vaste intitulé Chemin de la mémoire 39-45 en Pays de Retz. Il s’agit d’inscrire dans le territoire et même dans le paysage, à l’endroit même où se sont déroulés les faits, les évènements marquants de la dernière guerre, en particulier pendant la poche de Saint-Nazaire. Le 21 mars 2015, pour le 70ème anniversaire de la catastrophe nous avons remplacé l’un de ces panneaux qui avait été détérioré, ce qui permet d’inscrire l’ensemble de ce mémorial dans le Chemin de la mémoire.

[4] On pouvait lire le récit complet de cette catastrophe de guerre dans La catastrophe du Boivre, Geste Editions, 2007. Mais ce livre est désormais épuisé et on devra désormais se contenter de ce résumé. On le trouvera aussi sur le site où Michel Gautier présente ses recherches consacrées à la Poche de Saint-Nazaire, ainsi qu’en annexe de son dernier ouvrage : Poche de Saint-Nazaire – Neuf mois d’une guerre oubliée.

  Michel Gautier, le 2 avril 2015

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 Pour d'autres informations très intéressantes, cliquez sur ces liens :

La Poche de St Nazaire : http://poche.st.nazaire.pagesperso-orange.fr/

La Catastrophe du Boivre : http://www.youtube.com/watch?v=QaZ2xFAEFJg